Depuis la veille, elle se sent bizarre… Est-ce son sourire ambigu au
moment où elle s’est retournée ? Est-ce son geste, amorcé, puis retenu, mais qu’elle a eu le temps de percevoir ? Est-ce ses regards fixes et insistants qu’elle ne peut plus
ignorer ?
En un mois de cohabitation dans ce petit bureau, ils ont eu le temps de
s’apprendre… Elle le sait direct et sur de lui, compétent et curieux… Alors pourquoi ce changement qu’elle ressent sans pouvoir en être certaine ?
Il l’impressionne depuis le début… Il est là depuis longtemps, connait la
musique et sais en quelques mots la remettre sur les rails. Elle apprend vite, cherche à comprendre avec la même humeur joyeuse à chaque instant.
La fin de la journée s’annonce… il fait plus sombre… le bleu du ciel se
marine…
Elle tourne la tête, quittant la fenêtre et son bleu marin, pour
plonger dans le bleu d’étoile de ses yeux…
Elle croit voir scintiller les gouttes d’or qui parsèment ses iris. Elle
perçoit son sourire par les expressions de ses yeux.
Elle baisse les siens instinctivement, troublée par un sentiment qu’elle
ne veut pas analyser…
Sa voix grave perce le silence pesant et la fait sursauter…
- Il est tard ! Nous finirons demain.
Elle plonge de nouveau son regard trouble dans le sien… secoue la tête
comme pour sortir de la brume qui l’engourdit et lui sourit.
- Prend tes affaires et allons boire un verre avant de rentrer. Nous
l’avons bien mérité.
Ils n’ont jamais partagé de moments hors du travail. Le bureau, la
cantine, sont les seuls lieux où ils aient jusque là échangé.
À toute vitesse, elle cherche une réponse… sa raison dit non… son trouble
dit oui…
De nouveau elle secoue la tête pour éclaircir l’opaque de ses
pensées.
Elle s’imagine quoi ?
Elle doit arrêter… se concentrer… accepter en toute
innocence…
Est-ce si étrange de finir sa journée autour d’un verre avec son
collègue ?
Elle se lève et lui sourit de nouveau.
- Allons-y !
Elle n’a pas le temps d’atteindre le vestiaire qu’il lui tend son
manteau.
Elle marque un temps d’arrêt… et laisse échapper un petit rire gêné en se
tournant pour lui permettre de le lui enfiler.
Il prend tous son temps… remontant lentement jusqu’à son
col…
Elle n’ose bouger… tétanisée par une tension irraisonnée…
Lorsqu’il passe délicatement sa main sur sa nuque pour dégager ses longs
cheveux… un frisson la parcourt… qu’elle ne peut maîtriser…
Elle ne peut se retourner… consciente du feu qui embrase ses joues…
honteuse des sens que ce geste a éveillés…
Elle boutonne lentement le vêtement pour retrouver la maîtrise de sa
raison…
Quand elle se tourne enfin vers lui, il l’attend, la main sur la poignée
de la porte, un sourire ambigu aux lèvres.
- Prête ?
Elle acquiesce d’un signe de tête et passe devant lui
tremblante.
Sa démarche n’est pas très assurée… elle sent son regard dans son dos et
le trouble, accompagné de ses rougeurs intempestives, la regagne…
Pourquoi a-t-il dit « Prête ? » ? Il aurait pu dire
« Allons-y ! » …
Stop… elle doit arrêter de voir, de lire, entre les lignes… Stop… elle
doit cesser d’interpréter, ses mots, ses gestes…
Les illusions font toujours mal… elle le sait bien…
Le temps de gagner la rue, ses bruits familiers, ses couleurs
annonciatrices du crépuscule… elle a calmé les battements de son cœur… retrouvé calme et sagesse.
Ils marchent côte à côte, sans mots, se dirigeant d’un accord tacite vers
le café illuminé qui fait le coin de la ruelle Des fleurs.
Elle aime cet endroit, gai… et le nom de cette petite impasse lui a
toujours plu.
- Deux gin-fizz s’il vous plait ! Commande-t-il en s’installant au
bar.
En se perchant sur le tabouret à côté de lui, elle écarquille les yeux
devant son culot…
- Mais…
- Tu n’aimes pas ça ?
- Si… Mais…
- Allons, il est l’heure du réconfort… Nous avons bien travaillé et le
projet sera bouclé demain… Ca se fête…
Elle ne peut que sourire devant sa détermination et son
enthousiasme.
Ils sirotent lentement leurs verres en parlant des quelques modifications
qui seront nécessaires pour finaliser l’ensemble de leur dossier. Il la félicite sur le travail accompli, les efforts qu’elle a faits depuis le début, les idées fraiches qu’elle lui a
apportées…
Elle se laisse rougir de plaisir aux compliments… elle cache son sourire
trop grand derrière ses mains fines… elle réfute faiblement les éloges…
Leurs verres sont vides depuis un moment déjà lorsqu’elle se lève et lui
annonce qu’elle va rentrer.
- Je te raccompagne si tu veux.
Elle marque un temps d’arrêt… elle retrouve soudain le regard insistant
qui la déstabilise tant…
Elle baisse les yeux pour murmurer : Si tu veux.
Elle aurait du répondre : Mais non, ce n’est pas la peine… ou
bien : Ok, ça m’arrange… enfin, n’importe quoi d’autre…
Trop tard… elle s’empourpre de nouveau… et le sourire équivoque qui fait
briller ses yeux, augmente encore son émotion…
Il réitère son initiative et lui offre son manteau à enfiler… elle oublie
soudain le lieu et se laisse ressentir le même frisson qu’au bureau…
Cette fois-ci, il laisse sa main chaude plus longtemps sur sa nuque… il y
revient même… imprimant une légère pression qui provoque des frémissements de sa peau…
Elle s’échappe soudain… sans se retourner… ouvre la porte d’un geste non
mesuré… sort… et respire avec ampleur l’air frais du soir.
Elle entend le tintement de la porte et sais qu’il est là… debout
derrière elle…
Elle se concentre pour se recomposer un souffle ordinaire… un sourire
maîtrisé… un regard clair…
Elle n’a pas le temps de se retourner vers lui et de lui sourire… il
l’attrape par le bras et l’entraine dans l’impasse.
En quelques mètres, ils se retrouvent tout deux dans la nuit… les
réverbères n’ont jamais fonctionnés dans la ruelle… et comme personne n’y habite…
Il la plaque brusquement contre un mur… l’écrase de son poids… enfouit
son visage dans ses cheveux… et murmure… « J’ai très envie de t’embrasser… Je peux ? »
Son sang bat à ses tempes… se retire de ses mains… pulse en son ventre…
désordonne son cœur…
Elle tourne lentement son visage vers lui… s’arrête, les lèvres à
quelques millimètres des siennes… et ferme les yeux…
Il attrape ses cheveux à pleine main et s’écarte d’elle…
Elle ouvre les yeux et plonge dans les siens absorbés par la
contemplation…
De sa main libre il caresse l’ovale de son visage… frôle la pulpe de ses
lèvres…
- As-tu envie que je t’embrasse ?
Elle sent le feu embraser ses joues et se propager…
Elle voudrait se cacher… enfouir son visage dans ses mains…
disparaître…
Elle voudrait crier… coller sa bouche à la sienne… goûter ses
baisers…
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